Chemins de traverses pour accompagner nos voyages. Volet VII
Quelques arbres tordus esquissent par leurs silhouettes amaigries de cet automne passé déjà depuis longtemps, de frêles postures, imprimant de la sorte un goût d’étrangeté sur ce chemin qui semble sans fin. Deux marcheurs pressés, cachés sous leurs capelines, sont à peine visibles. Le vent souffle étrangement par petites secousses imprimant à l’ambiance un rythme d’essoufflement. Nous pouvons néanmoins distinguer ces deux marcheurs qui ont bien du mal à trouver leur respiration dans ce drôle de temps imprimé par ces petites bourrasques.
Le chemin du grand chêne porte assurément bien aujourd’hui son nom, ainsi dépouillé il ne reste plus de lui, qu’un squelette assez terrifiant d’ailleurs. Mais les marcheurs sont pressés, tellement pressés qu’ils ne disposent pas du temps suffisant pour observer cette nature décharnée.
Pressés assurément, mais pour des raisons qu’eux-mêmes ignorent, si ce n’est ce mystérieux paquet que le moins grand porte sous son manteau le protégeant et le dissimulant au mieux des bourrasques de pluie.
Quel sale temps, vraiment pire qu’un crasseux temps de Toussaint, comme on le dit communément, et comme les images nous les décrivent. Mais nous sommes en décembre plus précisément le vingt, et le froid rajoute sa morsure incisive. Les arbres semblent être partis se cacher, dénudés qu’ils sont, ceci dans un sursaut de pudeur évidente. l’automne les avait paré de jolis atours, les feuilles flamboyantes, les oranges magnifiques des érables croisant la symphonie des hêtres qui sont passé du jaune à l’orange puis au rouge, il en reste d’ailleurs quelques débris piétinés depuis des semaines. Les belles couleurs d’automne disparues mélangées dans cette bouillasse d’un humus en recomposition. Seuls les cyprès gardent un peu de leur dignité à ne pas se laisser dénuder ainsi par ce froid acéré.
Le plus grand des deux cogite, il grommelle même, mais cela lui permet de presser son pas, pour éviter ainsi de trop penser à l’effort à faire. Nous pouvons presque l’entendre murmurer : « Je ne connais rien de plus sinistre que la chute des feuilles, en automne, qui annonce ces longs mois d’arbres noirs, je ne connais rien de plus désagréable que cette mauvaise symphonie que la nature nous donne ! »
La silhouette de l’ancienne ferme des Meaulus se devine plus qu’elle ne se dessine, deux tâches à peine colorées qu’un jaune diffus détache faiblement de la ouate ambiante, permettent d’imaginer que ce sont bien les fenêtres de la pièce principale que les marcheurs reconnaissent à grand peine.
Mais cette lumière apparaît comme un appontement à ne pas rater surtout. Ainsi les pas sont fixés sur cet objectif à atteindre qui paraît s’éloigner au fur et à mesure, dans cette brumasse qui continue à s’épaissir.
Georges, mais est-ce par le fait que plus grand il voit plus loin, interpelle son ami soulagé de cette apparition, « j’espère qu’Aline à bien compris que nous arrivions de suite, et qu’elle nous a préparé quelque chose de chaud ! »
D’une masse paradoxalement éthérique se précisent des contours émergeants, enveloppant les deux lumières que seules les voyageurs pouvaient à peine distinguer au début du « chemin des gloires. Personne n’a jamais trop su pourquoi ce nom, une hypothèse avait été avancée en son temps par Martineau, un ancien maire, qu’il s’agirait d’avoir salué ainsi l’exploit d’un jeune paysan qui avait pu donner l’alerte lors d’un incendie du bois ceinturant la commune. Seulement le savoir, cela ne changeait rien au fait que tout devenait beaucoup plus complexe par ces temps de brumes glaciales.
Mais finalement cela l’importait peu, Georges avait déjà ouvert le portillon et franchi la petite montée de terre naturelle y faisant suite. Aline les attendait dès qu’elle avait entendu le léger grincement de gonds du portillon, qui lui évitait d’ailleurs toute autre sonnette ou carillon. Elle s’était précipitée et accueillait ses visiteurs avec son grand sourire qui lui rendait toujours le visage agréable.
C’était une des fidèles amitiés de nos deux marcheurs, encore une des belles réussites de M Baichu, l’enseignant dont tous avait gardé un souvenir impérissable. Alphonse en avait souvent parlé dans les chapitres précédents, mais cet enseignant qui avait la passion viscéralement collée à ses tripes de l’enseignement, ou plus justement de cette école, et de ces élèves-là. Une rencontre magique comme nulle part on n’en retrouve ailleurs. Une alchimie s’était développée entre tous ceux-là, à l’initiative de M Baichu mais, qui comme un chef d’orchestre seul, n’aurait jamais pu exister sans une excellente philharmonie qu’étaient ses élèves.
Cette rencontre d’un enseignant avec ces jeunes enfants, a créé une excellence dont tous sont sortis grandis. D’ailleurs Alphonse peut-être plus que les autres en est assuré, et c’est aussi la raison pour laquelle il revient dès qu’il le peut, comme dans un éternel pèlerinage, s’asseoir sur ce banc « rue des oiseaux pâles », à observer jusqu’à l’infini du temps ses piou-pious comme il aime le rappeler à tous.
Aline, Georges et Alphonse font partie d’un de ces noyaux durs d’amitiés que rien ne semble effacer. Cela semble plus fort que le temps et ses épreuves.
Quelques rapides effusions et embrassades vite échangées, et les voilà tous les trois attablés devant un vin chaud à la cannelle dont Aline a le secret, qu’elle conserve d’ailleurs précieusement et ne partage pas, sans doute par coquetterie ! Mais n’empêche qu’il est savoureux ce vin, se dit Alphonse, avec ce petit je ne sais quoi qu’y rajoute Aline, peut-être une branche de romarin ne peut-il s’empêcher de penser.
Le paquet est vite débarrassé des mains de Georges, et posé bien en évidence sur la petite commode de la pièce principale qui fait office d’entrée de salle de vie et de salon. Il s’agit de l’ancienne ferme de ses parents qu’Aline a su joliment conserver et aménager. Un goût d’avant, des objets de l’ancienne exploitation y trônent, soigneusement mis en valeur et rappelant les fonctionnalités de ces bâtiments, mélangées astucieusement à des bibelots plus contemporains, ou exotiques comme ces masques africains qu’Aline a ramené de ses voyages.
Entre les bidons de lait, les gouges et les coupes foin, également quelques autres masques japonais donnent à cette pièce un air de Phileas Fogg. Passer une heure chez Aline c’est obligatoirement plonger dans la mappemonde aime à penser Alphonse.
Le verre, ou plutôt le contenu de la tasse de faïence bleu et blanche, de vin chaud promptement avalé et apprécié, a vite fait de réchauffer les deux voyageurs. Et Aline de subitement se rendre compte de l’heure, en jetant un regard détourné sur le cadran de l’horloge marine qu’elle avait chinée dans un magasin d’accastillage de Douarnenez.
« Mon Dieu » les enfants il va être bientôt dix-huit heures, et le vent semble encore plus rude, il faut que vous songiez à vite partir avant la nuit glaciale ! » C’est sûr que les monts du Venoux emprisonnent l’humidité plus que dans la plaine, et les nuits d’hiver sont ici particulièrement rudes.
Le plus simple dit Aline est que vous alliez voir Albert qui devait redescendre sur St Fulgeaire pour y livrer une pièce de ferronnerie, avec un peu de chance il est toujours dans son atelier. Sans en demander plus, les trois ont vite fait de traverser le mini hameau que constitue la maison d’Aline pour rejoindre la grande demeure toute de pierre, le garage et l’atelier d’Albert, qui sont éloignés d’à peine deux cents mètres.
Le mini hameau des Meaulus, était constitué en grande partie des corps de bâtiment de l’ancienne ferme, et de deux habitations, qui s’y étaient greffées par la suite, construites par des étrangers du village, mais attirés par le côté dynamique que constituait le gros bourg de St Fulgeaire. C’était un hameau assez imposant, plutôt agréable à venir y jouer, ce qu’enfants faisaient souvent Alphonse et Georges, mais qui prenait une autre allure vite sinistre par cette nuit d’hiver.
Effectivement ils retrouvèrent Albert, affairé devant son atelier, celui-ci se hâtait de remplir sa fourgonnette Peugeot toute rutilante. Alphonse et Georges le connaissaient un peu, simplement de vue, mais n’était pas de la même histoire que ceux de l’école. Les échanges furent rapides, tous pressés de rentrer finir cette journée particulière. Tassés sur la banquette avant qui est celle du conducteur, les marcheurs vont se retrouver quelques précieux instants au chaud.
Alphonse laisse défiler dans son regard ces paysages qu’il connaît par cœur, des traînées bleutées, qui remontent des quelques éclairages lunaires émergent parfois dans ce noir d’encre que la nuit impose.
À la vision d’Alphonse vint se superposer cette drôle d’idée du paquet qu’il avait accepté d’apporter à Aline. Les deux compères aimaient souvent se promener du côté du chemin du grand chêne, alors pourquoi ne pas faire le détour par chez Aline. Bien sûr ils avaient un peu présagé de la force du jour à maintenir ses lumières par cet hiver plutôt rude. Mais le principal est que le paquet soit bien arrivé à destination. C’est d’ailleurs la secrétaire de mairie qui avait demandé la veille à Alphonse s’il acceptait de prendre en charge le précieux colis, connaissant son plaisir de ces randonnées, celles-ci souvent accompagnées de Georges. C’est ainsi que cette épopée fut improvisée.
Alphonse et Georges avaient accepté volontiers cette mission qui donnait un peu de pittoresque à leur vie pourtant agréable et variée, mais quant à savoir ce qu’il y avait dans ce paquet, et ce qui semblait être un caractère d’urgence est une autre histoire. D’autant qu’Aline qui avait prestement libéré Alphonse de ce fardeau, n’avait pas été bavarde et prolixe en explications.
La bourgade approchait, car la route était bonne ayant été refaite récemment. De loin, entre les virages serrés de cette petite descente, les toits miroitaient un peu des franges de cette lumière blafarde, que les becs de gaz s’appliquaient à diffuser.
La neige qui avait commencé à tomber juste devant chez Aline, avait maintenant trouvé son rythme hivernal, des flocons épars, nous étions passés à un fin rideau, puis de temps à autre, comme en ce moment à un véritable voile coruscant. La région de Saint-Fulgeaire était généralement protégée par un climat plutôt océanique, mais les vents de noroît qui soufflaient de façon plutôt imprévisible, avaient vite fait de geler la vallée en quelques heures, rendant les routes et chemins impraticables et transformant les villes en véritables patinoires.
Néanmoins tous accueillaient cela avec une forme de bienveillance, au-delà d’une acceptation, comme une image festive que la météo facétieuse imposait. Et puis cela aussi tombait bien, car la commune était plutôt encline à accueillir et préparer les festivités des fêtes de fin d’année. Chacun semblait d’ailleurs attendre ce marqueur que ces premières neiges imprimaient.
Vue d’en haut, à travers la vitre embuée, pleine de givre que le modeste chauffage n’arrivait pas à dissiper, Alphonse distinguait de mieux en mieux, le bourg de St-Fulgeaire. L’ancien petit village était devenu cette coquette bourgade depuis environ un siècle, et des rues nouvelles avaient complété et prolongé les plus anciennes, qui pour la plupart remontaient au moyen âge, et dont certaines avaient conservé leurs demeures dans un état parfait.
Comme un village miniature, du haut de la colline des grands prés, de là d’où descendait la Peugeot, Alphonse savourait ce paysage si connu, cependant si unique aujourd’hui sous la neige tombante, éclairée par une lune timide, accentuant cet aspect théâtral, comme un tableau de Sérusier qui d‘ailleurs est venu croquer la région.
Comme des maisons de poupée, ces petites maisons éclairées dont on pouvait voir, ou encore mieux imaginer l’intérieur. C’est aussi comme cela, lorsque le train fait défiler ces paysages, que de les contempler à imaginer, à penser les gens dedans avec leur vie qui va avec. Cela que l’on croit toujours être une vraie histoire, alors que c’est simplement la vie et le temps qui passent dedans. Une histoire aussi pleine, et aussi vide que toutes les autres, mais magnifique car celles des autres imaginées est obligatoirement mieux que la nôtre que nous n’osons plus rêver. Quoi que …certains comme Alphonse savent encore donner sens à cet espace que la vie nous confie à gérer, d’ailleurs ces petites lumières dans ces petites maisons de poupée sont ce soir de véritables boîtes à rêver.
Alphonse distinguait encore plus précisément d’ici, les ruelles du centre avec les vieilles maisons serrées, alors que le cours Theodore, nom d’un député local, lui est aligné de façon rectiligne, d’ici on dirait une grappe de fruits comme des myrtilles posées sur une coupe. Alphonse poète à ses heures aime bien laisser ainsi ses rêveries errer, mais comment ce jour être insensible, d’autant que la neige tombante crée l’impression d’un scintillement rendant l’aspect féerique plus marqué.
Les éclairages et les lumières, les sons, même les odeurs, tout avait un autre goût, une autre saveur. Les deux amis se séparent rapidement place de la mairie, puis Alphonse passe par la rue de L’Orne qui ressemblait à une saynète irréelle et fantastique d’une nouvelle de Poe. Les flocons accumulés créant cette ambiance cotonneuse, cette atmosphère tendue d’étrange, ramenèrent curieusement comme un flash, un souvenir en bouffée qui nous emporte pour nous retrouver dans un souvenir d’enfance…
Alphonse se souvient très bien de ce Noël, il avait à peine six ans, pas tout à fait même, il était là avec Mamie sa grand-mère préférée, qu’il n’avait pas plus choisi que ses parents d’ailleurs. Mais globalement il était satisfait d’être aussi bien tombé, cela à la différence de certains de ses camarades, en pensant principalement à Alain qui était abonné aux roustées injustifiées d’un père violent, et d’une mère qui se défoulait également, c’était l’enfant exutoire, mais à cet âge il aurait été incapable d’émettre cet avis, d’un mot inconnu.
Avec Mamie c’était différent, comme s’il l’avait choisie, c’était la maman de son père, avec cette mamie c’est comme s’ils s’étaient choisi ces deux-là. D’ailleurs des autres grands parents, il ne restait qu’une grand-mère qu’il était loin dans un hospice et qu’il connaissait à peine.
Ce jour-là dans la rue de l’Orne avec Mamie, l’atmosphère était déjà pleinement féérique, autant que préparer Noël à cet âge peut l’être. Tout était beau, rempli de cette magnificence de l’enfance, augmentée de cette ambiance festive. Qui ici à St-Fulgeaire a toujours été cultivée, comme une forme d’atavisme local, typique de la commune. Ce qu’Alphonse n’avait jamais réellement retrouvé ailleurs, mais bien plus tard, il a compris combien ces poches de plaisir construites avant, dans ces âges d’enfance, sont des pierres précieuses qui animent et alimentent nos rêves d’adultes.
D’ailleurs tristes sont ceux qui n’ont pas accédé à ces poches pense Alphonse, car le rêve fait vivre et non l’espoir, puisque Alphonse distingue bien le rêve, dont nous sommes propriétaire, de l’espoir qui nous fait dépendre d’autrui, ou pire de la destinée en laquelle, lui il croit peu, pensant que la vie nous pouvons la construire au mieux, en fonction des éléments qui nous été confiés.
Rue des oiseaux pâles.
Ce mardi, il s’en souvient précisément car c’était la sortie de l’école, le jour des vacances de Noël, Mamie était venue le chercher rue des oiseaux pâles, assise sur le banc en attendant la sortie. Banc qui est depuis devenu, le lieu préféré d’observation d’Alphonse, va savoir pourquoi !
Ces deux-là étaient ravis de cette fin d’après-midi pleinement festive, car le vingt-quatre c’est demain. Et ils avaient bien tout leur programme en tête, et bien établi. Pour Alphonse il s’agissait d’aller se poser devant la vitrine du magasin de papeterie et de librairie, qui faisait également office de magasin de jouets. Un vrai bazar, une vraie caverne d’Ali Baba surtout, remplie de mille trésors que chacun des enfants de tous les environs venait apprécier, salivant, tellement emportés par leur fabuleuse imagination. Alphonse en avait repéré un sacré circuit de train, et qui trônait en royale place dans la vitrine rutilante de lumière, il y avait entrainé Georges son meilleur ami, et des rêves tous les deux ils en ont fait devant ces voyages imaginés que ce train fabriquait magiquement.
La locomotive rutilante de rouge et de noir entraînait quatre wagons sur ce circuit ovale semé d’arbres savamment disposés, et Alphonse à son bord longeait les plus belles mers d’azur, alors que Georges lui se frayait un chemin au commande de la motrice dans les quais des villes lumineuses.
Alors amener Mamie rêvasser un peu devant, quoi de mieux pour se mettre en bouche pour Noël. Comme les petits savent le faire, un moment de partage sans calcul, ce train est tellement beau et inaccessible qu’au moins ce partage est doux.
Mamie elle devait passer chez le charcutier, puis chez le boulanger pour commander son pain de noël, puis la bûche chez Hector le pâtissier qui avait emporté des prix grâce à elle.
Mais il en fut tout autrement.
Leur attention fut attirée par une étrange lumière, une sorte de fluorescence, d’où semblait émerger une silhouette confondue dans la forme d’un triangle lumineux. Apparemment celle d’un homme, d’un drôle de bonhomme même, qu’auparavant ils n’avaient jamais vu. En se rapprochant plus, il s’agit bien d’un homme plutôt âgé, apparemment un vieil homme, du moins c’est ce que l’allure laissait entrevoir, et qui vendait des ballons dérisoires, des Tab-Ball comme les enfants aiment les user jusqu’à l’abandon du ballon épuisé, par son dégonflement total. Ceux-ci étaient érigés comme une grappe sur une drôle de tige métallique, faisant office de présentoir. C’est surtout cette étrange masse colorée qui s’échappait des ballons, qui créait cet anachronisme, cette rupture dans l’ambiance cotonneuse, et qui rendait ainsi ostensible cette étrange apparition.
En avançant plus, Alphonse distingua également une ombre sautillant entre l’épaule de l’homme et ce présentoir, comme un animal, du moins cela y ressemblait bigrement, mais du jamais vu auparavant assurément !
Il était étrange ce drôle de petit animal qu’Alphonse avait du mal à identifier, car il n’en avait tout simplement jamais vu auparavant, un drôle de petit animal tout plein de poils ou de fourrure, comme une peluche avec une drôle de queue en toupie, mais vivante ! Les deux avaient plutôt l’air perdus, du moins c’est la sensation qu’avait Alphonse. Et dans le regard des deux compères, de ce drôle de couple que paraissait être l’homme et son animal, émanait une étrange solitude, qu’il serait facile d’associer à de la mélancolie. Mais Alphonse du haut de ses six ans ressentait déjà justement les individus, et pour lui se dégageait plus de cet aréopage, une drôle de sensation, agréable, irréelle assurément, mais surtout fabuleuse. Un moment comme nous n’en rencontrons quasiment jamais, posé là comme un instant précieux dont nous savons à priori la fugacité.
Mamie, fit comme tous les passant, et commença à changer de trottoir, trop gênée par l’improbabilité de la situation, mais devant la petite main d’Alphonse qui la tirait en arrière pour aller au moins voir, car lui, il savait qu’il fallait organiser cette rencontre, même la forcer un peu, et peut être pouvoir ainsi approcher ce mystérieux animal, elle repris sa route, sans changer de trottoir, et continua donc vers cet attelage singulier.
Il était assez grand cet homme vêtu d’une modeste pèlerine d’un jaune délavé, avec un chapeau étrangement plus large que ceux habituellement portés ici. Ce couvre-chef lui cachait le haut du visage et dissimulait des yeux délavés mais d’un éclat vif, et qui fixaient gentiment. La conversation fut de suite orientée par Mamie sur les ballons pour en acheter un à Alphonse qui était ravi, mais plus de cette rencontre que du ballon en lui-même, qui ne l’attirait pas plus que cela.
Mamie était plutôt tendue par cette entrevue et ces échanges, est-ce le coté inhabituel, ou l’étrangeté du duo, qui la mettait mal à l’aise, vraisemblablement les deux. Alphonse plus déluré comme le jeune âge le permet, a eu le désir de toucher ce drôle d’animal, ce que l’homme facilita en accompagnant la main d’Alphonse pour caresser la fourrure de l’animal pas si farouche que cela lui. « Oh Mamie regarde tu devrais le toucher comme il est doux, c’est encore plus doux que mon petit ours Martin ». Mamie avança sa main dans un geste hésitant que le regard plein de malice du vendeur de ballon approuvait, le petit capucin, comme s’il attendait cela, se laissa approcher, ce qui permit à mamie de se détendre, et elle osa même le caresser en enlevant son gant, qu’elle réenfila prestement comme si elle avait commis une gourmandise interdite.
Elle acheta un ballon qu’Alphonse, choisit vert, sa couleur préférée du moment, et l’homme à qui il était difficile de donner véritablement un âge remercia beaucoup mamie lorsqu’elle lui donna les dix sous de l’achat, comme si cet achat était une aubaine précieuse pour lui. Il n’y eut pas d’autres échanges de paroles, il dit simplement que personne ne s’était approché d’eux, « mes ballons n’intéressent plus personne, et Frak et moi commençons à ne plus être personne ». Cette drôle de phrase surprit sans plus Alphonse sur le moment.
Le ballon dans sa main gauche, Alphonse, et Mamie repartent vaquer à finaliser l’organisation de cette belle journée, mais rapidement Alphonse dit : Mamie tu as vu comme ils étaient triste tous les deux ». Mamie, qui elle aussi était apparemment toute retournée, chamboulée même. Ils avaient l’air si tristes, continuait Alphonse qui ne comprenait pas qu’en ces jours festifs cet état puisse exister. Oui je trouve aussi dit Mamie, mais moi j’ai trouvé qu’ils avaient plutôt l’air d’avoir faim.
Les deux tombèrent vite d’accord sur cette idée que ce serait un beau cadeau de noël que d’apporter quelques friandises à Frak, et aussitôt dit, que cela fut fait.
Les deux retrouvèrent les compères rapidement au même endroit et Alphonse donna un sachet de cacahuète et un paquet de biscuit au petit capucin, et Mamie gênée tendit à l’homme une miche de pain ronde avec un peu de pâté, et une bouteille de cidre, s’excusant presque de ce geste, mais glissant « j’ai pensé que cela vous réchauffera un peu dans cette froide journée d’hiver, ce n’est pas grand-chose. »
L’homme accepta volontiers, en disant simplement « merci mes bienfaisants amis, détrompez-vous c’est beaucoup ». Cette formule “mes bienfaisants amis”, résonna en Alphonse, « oui cet hiver est rude, et plus personne n’en veut de mes ballons, et j’ai bien du mal à nourrir Frak » continua-t-il.
Les adieux allaient se faire comme cela, comme il se doit entre inconnus qui auraient tant à se dire, mais que les protocoles et conventions ne permettent pas plus. Et au moment où Alphonse et Mamie allaient faire demi-tour, l’homme dit à Alphonse : « n’oublies surtout pas de déposer ton petit soulier devant le sapin et la crèche, et le matin de Noel surtout prends en grand soin, avant de le ranger, car le giron de ce petit soulier te sera précieux à vie ! »
Mamie et Alphonse reprirent le chemin des commerces, et les deux étranges compagnons disparurent, confondus dans la neige qui les absorbait rapidement comme des silhouettes cotonneuses, et vite fantomatiques.
Ce Noël se déroulait chez Papi et mamie, à la grande joie d’Alphonse et de tous d’ailleurs, mais c’est toujours ainsi, cette tradition familiale établie de bon gré, ainsi tous dorment dans la grande maison des grands parents durant deux nuits, rendant ces journées encore plus festives.
Ce mardi vers les dix-huit heures, de retour à la maison de ses grands-parents, bien épuisé par cette folle équipée, Alphonse était tout occupé et plutôt excité par cette fin de journée si particulière. Demain c’est le vingt-quatre et il y’a aura tant à faire pour finaliser la dernière touche de la décoration, et mamie et maman qui vont s’affairer en cuisine pendant que papa et papi vont couper le bois de noël et le rentrer pour préparer la nuitée de Noël avec la vraie bûche de Noël dans la cheminée.
Cette journée du vingt-quatre, celle des derniers préparatifs, s’est déroulée comme prévu, comme les enfants savent savourer ces environnements. Ils sont un peu fébriles certes, mais ils rendent toute la dimension à ces instants que les adultes leur ont oubliés. Alphonse a bien sûr rapidement croisé quelques camarades qui passaient devant la maison de ses grands-parents, car c’est le passage obligé pour aller ensuite flâner autour des magasins du centre de la bourgade.
Saint-Fulgeaire était bien une belle bourgade, plutôt prospère car il y résidait plusieurs entreprises reconnues de tannerie et aussi une briqueterie qui procuraient à la commune des retombées financières, dont tous profitaient. La commune avait érigé ce kiosque à musique, plutôt cossu, apportant une élégante dimension au petit square, où Alphonse et ses amis avaient l’habitude de se retrouver, il était également la résidence de la philharmonique qui réjouissait les habitants. Mais ce vingt-quatre les discussions enflammées allaient plus autour des rêveries de chacun sur ce que le père Noël allait apporter. Sujet important et assez glissant entre ces jeunes piou-pious, notamment pour Alphonse car depuis quelques semaines il hésitait entre l’idée de croire encore au père Noël, ou à une autre hypothèse moins charmante, mais plus cohérente. Les deux possibilités se succédant dans son esprit de façon bien évidemment dérangeante. Aussi comme d’un commun accord non-dit, tous les enfants se contentaient d’éviter ce sujet complexe et vraisemblablement douloureux. D’ailleurs ce respect entre ces conscrits était vraisemblablement dû à M Baichu, l’enseignant prodigue à l’école communale, qui avait su développer entre ses élèves un niveau de camaraderie et de respect que nulle part ailleurs l’on ne pouvait retrouver, du moins c’est l’avis d’Alphonse, qui n’avait jamais pu percevoir ailleurs ce niveau de respect et de qualité dans les relations depuis, et cela de l’avis de tous également.
Le réveillon se déroula comme prévu, un dîner élaboré par Mamie et papa qui aimait bien venir glisser ses conseils dans la cuisine, mais qui avait surtout son pareil pour élaborer la pintade avec une farce de sa fabrication, qui trônait au milieu de la table joliment décorée. Et après, la traditionnelle messe de minuit, plus une coutume que tous pratiquaient, comme l’occasion de se rencontrer, puis de partager ce moment de fête et de paix, quelles que soient les convictions de chacun. Tous étaient ravis de se retrouver autour d’un vin chaud à la cannelle et d’un chocolat lui aussi à la cannelle que la cure avait préparé. Une ambiance d’avant, qu’Alphonse encore plein d’émerveillement n’aurait jamais pensé voir disparaître progressivement. Aujourd’hui de tout cela il ne restait plus beaucoup, même ailleurs.
Alphonse n’attendit pas qu’on lui dise de dormir déjà les bonnes fées de l’enfance l’avaient bercé au pays des songes.
Le matin de Noël Alphonse était sur le pied de guerre, comme le sont tous les enfants. De loin il apercevait des paquets de toutes tailles et colorés autour du sapin et de la crèche. De beaux emballages, et de beaux rubans pour valoriser les paquets.
Papa était le plus démonstratif par sa joie, d’ailleurs déjà à l’époque Alphonse se demandait s’il ne surjouait pas un peu, mais cela l’amusait et le remplissait. Chacun avait trouvé dans les paquets des cadeaux, modestes certes, mais appliqués à l’attention de chacun. D’ailleurs Alphonse ne s’étonnait plus maintenant de la précision et de la justesse du choix des cadeaux pour chacun. Le père Noël même perspicace a dû se faire aider, par des complices eux, bien en place. C’est ainsi qu’il glissa progressivement dans l’idée que le père Noël était un rêve, mais un beau rêve à perpétuer. Personne ne précisa plus rien de cela, et ce petit secret restera comme une pierre précieuse au fond d’un coffre. Mais en même temps Alphonse sentait dans un sentiment étrange, qu’une partie de lui quittait un monde, celui de l’enfance, comme d’un cocon à abandonner, pour entrer ainsi plus facilement dans un autre monde plus réglé, dans lequel s’introduisait progressivement l’idée de grandir en soi.
Sous quelques petits paquets plus rutilants les uns que les autre, un plus grand attendait les doigts pressés d’Alphonse, et ce fut bien le train électrique et rouge et noir qui trônait dans sa boite qui lui servait de rangement, les quatre wagons y étaient également, qu’Alphonse contemplait n’osant même pas les prendre de peur de perdre ce moment si agréable. Le garder, sans le savoir, sans le vouloir, mais faire durer un peu afin de contenir et savourer ce moment.
Et puis, vint le moment du rangement, de ramasser et de trier les restes de ces beaux paquets. Les chaussons exposés étaient encore devant le sapin et la crèche. Lorsque maman demanda à Alphonse de ranger le sien, il en avait bien sûr oublié quoique ce soit de l’avant-veille.
Et c’est tout simplement en les enfilant que son pied eut de la peine à en dépasser l’entrée obstruée par une gêne. Pas la peine d’insister il examina avec curiosité ce qui en colmatait l’entrée, pour sentir une sorte de petit paquet coincé dans le corps de la chaussure, qu’il en retira prestement.
Chacun étant affairé à ses rangements et occupations, personne ne fit réellement attention à l’activité d’Alphonse, qui avait entre les mains un étrange emballage fait d’un papier genre kraft, bleu clair avec une ficelle l’enserrant. Il ouvrit prestement ce petit paquet sans même imaginer quoi que ce soit. C’est maman qui vint au-dessus de lui, et l’invita à continuer, et celui-ci enveloppait une petite boîte elle aussi du même bleu azur.
Elle était en forme de palourde, ou de cœur, un mélange des deux formes, c’était difficile de la décrire mieux, si ce n’est qu’elle était en métal peint, d’environ trois centimètres dans son extrémité la plus longue. Maman fut tout autant qu’Alphonse surprise par cet étrange paquet, et interpella les autres membres de la famille pendant qu’Alphonse continuait à retirer précautionneusement de l’intérieur un papier de soie bleu azur lui aussi, et retint son souffle d’aller plus loin.
Tous étaient réunis autour d’Alphonse qui continua cet effeuillage et fini par en retirer un drôle d’objet, comme une piécette dorée. Celle-ci était ronde comme une pièce de monnaie, pas totalement ronde, car sa forme était par endroit comme ciselée de petites stries. Il y avait ce qui devait être des petites inscriptions de lettres un peu bizarres, et des dessins ou plutôt quelque chose qu’Alphonse plus tard identifia à des symboles alchimiques.
La surprise passée bien évidemment que chacun se demandait d’où venait ce paquet puisque tous étaient étonnés et surpris par cette étrange présence. Tous en rejetaient l’idée mais bien vite il fallut se rendre à l’évidence que ce n’était aucun des membres de la famille ni Papi et Mamie ni papa et maman.
Ce n’était personne, alors qui ?
Mamie émit l’hypothèse que cette chaussure qui faisait office de petit soulier devant le sapin avait dû absorber cette étrangeté dans la nébuleuse neigeuse, qu’ainsi quelqu’un l’avait vraisemblablement égarée. Ou que cette boîte bizarre serait tombée d’une poche, d’un sac ou va savoir… et que machinalement on l’aurait glissé ici. Et cette hypothèse totalement improbable fut admise comme étrange certes, mais accréditée par tous. Par forcément par Alphonse, mais qui dans l’idée de cela fut autorisé à la conserver, ce qui au final était ce qui l’intéressait le plus.
Il la rangea d’ailleurs le jour même précieusement dans le tiroir du haut du petit meuble dans sa chambre dès qu’ils furent retournés dans la maison familiale. Mais le lendemain Mamie qui se demandait si ce n’était pas ce drôle de monsieur qui n’avait pas égaré cet objet de valeur, et entrepris avec Alphonse de s’enquérir de cela auprès de lui.
Mais dans la rue de l’Orne que nenni, aucune trace de rien, Mamie questionna la dame de la mercerie en lui demandant si elle avait revu le vieil homme avec son petit singe, mais la commerçante fut même surprise par cette question, et assura que personne n’était resté devant sa devanture ce jour-là. Et surtout personne ne répondant à une description aussi étrange que précise. « Ah dame sûr que je les aurais vus », dit-elle. Elle en était même certaine qu’il n’y avait eu personne, car elle était sortie au moins à trois reprises balayer la neige sur le trottoir. Et devant ces propos sans appels, insister aurait paru singulier.
Aussi Mamie, terriblement étonnée, décida de ne plus trop parler de cela, même plus du tout, comme s’il s’était agi d’une apparition dont tout le monde aurait pu douter, mettant ainsi sa lucidité en cause.
C’est à ce moment qu’Alphonse se souvint et se répéta ces mots : « car le giron de ce petit soulier te sera précieux à vie ! ». Et puis cette étrange apparition de l’aréopage, mais surtout comment cette boite se serait-elle mystérieusement collée dessous la semelle, puis se serait glissée à l’intérieur de la chaussure, quoi penser d’autre sinon que cela relève de l’impossible.
Impossible totalement impossible que cette hypothèse, au moins cela est sûr pour Alphonse, mais quant au reste, quoi penser. Notamment de cette apparition qui semble n’avoir jamais existé, sinon que ce paquet qui, lui avait été bel et bien réel.
D’ailleurs continuant rue de l’Orne se souvenir est encore en lui, bien inscrit au fond de la poche de sa vareuse, dans laquelle il sent bien loti au fond cette forme pratiquement ovale, qui le rassure, car elle était toujours bien là, dedans la boite bleu azur la piécette.
Au fil du temps, et d’ailleurs très rapidement cet événement fut oublié, plus précisément Alphonse se rendit compte qu’il ne fut plus jamais évoqué, car personne n’avait réellement admis cette étrangeté. Mais pendant ce temps, toutes ces années passées avec lui Alphonse avait fait plus connaissance avec cette piécette. Elle était en or, ressemblait à un louis d’or, mais semblait beaucoup plus ancienne que les fabrications habituelles. Alphonse avait consulté plusieurs bijoutiers et même des conservateurs de musées, et tous étaient éberlués devant cet objet, mais tous assurés de son authenticité, toutefois dire laquelle était autre chose, quelle était son origine était également une autre paire de manches.
Un bijoutier en avait même proposé un très bon prix, celui d’ailleurs qui avait pu en préciser et déchiffrer plus que les autres. Notamment les inscriptions très fines qui étaient entremêlées dans une sorte d’anagramme. Qui semblait être constitué d’une croix d’Osiris et d’un signe ressemblant à L’Alpha, avec une inscription maintenant déchiffrée : « sola voluntas hominis patefaciet processum temporis transcendentem »
La rue des oiseaux pâles.
Il n’y croyait pas aux porte-bonheur Alphonse, du moins pour les autres, mais là en l’occurrence que dire d’autre des natures et fonctions de cette pièce, un hasard, un talisman, un porte bonheur ? Ce n’était assurément pas une pièce de monnaie.
Si ce n’est qu’il a tenté d’en percer les mystères, effectuant quelques recherches sur son origine. Il a pu notamment retrouver cette maxime inscrite dans des anciennes tablettes sumériennes, traduites en latin ancien. Plus il regardait, plus il voyait que les petites stries semblaient pouvoir s’insérer dans quelque chose, comme une amulette qui ferait office de clef.
Mais alors si c’était une clef, pour l’insérer où, et qui ouvrirait quoi ?
Mais, assurément que cette piécette lui a permis, à chaque fois que nécessaire, de toujours prendre les bonnes décisions, aux bons moments, et lorsque sa vie était pleine de tensions, de toujours savoir comment se sortir de situations qui parfois auraient pu être dramatiques.
Alphonse n’a jamais rien révélé de l’existence de cette pièce, encore moins de son origine, ni encore moins de la façon dont elle était arrivée dans son petit soulier. Et finalement il en est arrivé à douter de la réalité de la rencontre avec ce drôle de personnage, et puis de cette phrase « car le giron de ce petit soulier te sera précieux à vie ! », cela durant cette nuit du vingt-quatre décembre, alors apparition, ou clin d’œil du père noël ?
Mais chut, Alphonse pourrait presque regretter de s’être ainsi confié à nous, d’autant qu’Alphonse de la piécette ne nous a pas encore tout livré, et loin de là !
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